Retrouvailles [PV Fûka Hirakawa]

A moitié assoupie, dans la forêt profonde, je suis soudainement réveillée par des hurlements brusques. Ces hurlements, je ne les connais que trop bien ; ce sont ceux des autres loups. La meute qui me poursuit, qui veut que je les rejoignes. Il ne se rendent même pas compte que je ne suis pas comme eux. Je suis fait pour vivre en solitaire, et je ne m'abaisserai jamais à rejoindre ce genre de bêtes primaires. Je me lève, donc, et m'éloigne un peu. Je marche jusqu'au ruisseau, non loin d'ici, et baisse la tête pour m'abreuver.
Mais alors que j'approche mon museau de l'eau, une effluve parvient jusqu'à moi. Intriguée, je cherche sa provenance. Je l'ai déjà senti, ce parfum, mais... Je n'arrive pas à l'identifier. Ce souvenir est fuyant. Je sais qu'il est au fond de moi, mais je ne réussis pas à l'attraper. C'est extrêmement frustrant. Après une recherche approfondie, tous mes sens en alerte, je comprends ; ce souvenir, cette odeur, elle vient de l'eau. Elle glisse avec les courants, se fond avec le liquide comme rien d'autre. Et elle me monte de plus en plus à la tête, jusqu'à presque s'emparer de moi. L'instinct est, comme d'habitude, le plus fort. Il faut que je trouve l'origine de cette ... Chose. Ce qui était au début rien qu'une odeur s'est tranformée en souvenir, et à présent c'est presque un sentiment. Quelque chose de profond, d'enfouit loin en moi, qui éveille des images oubliées par mon esprit animal. Sans même m'en rendre compte, je me suis déjà mise à courir. Je remonte le fleuve, j'ai besoin de trouver. De comprendre. C'est quelque chose que je n'avais pas ressenti depuis longtemps. Le fait de savoir que si l'on parvient à comprendre, on découvrira d'autres choses... Plus étranges encore. Plus intrigantes. Je ne sais pas si cette chose est bonne à savoir, mais il faut que je comprenne. Peut importe le résultat.
Je sens la vitesse s'emparer de moi. Mes pattes frappent le sol avec force, le vent glisse autour de moi, m'aide dans ma course. Les arbres m'évitent, les rochers se courbent. Je suis maître de cette forêt, et c'est un sentiment exaltant. Et toujours cette odeur, de plus en plus prenante. Je courrais des jours entiers s'il le faut. Mes yeux puissants distinguent les moindres obstacles, et perçent la profondeur de l'obscurité qui règne sous les grands sapins. J'oublie tout le reste. C'est certainement ce que je préfére. La course, avant d'arriver jusqu'au but, jusqu'à la proie. Sentir qu'elle est proche, qu'on va l'atteindre. Mais cette fois, plus j'approche, et plus mes pensées s'embrouillent. Je ne comprends pas. Des sentiments poignants s'eemparent de moi, sans que je puisse les nommer, et une nostalgie étrange m'envahit. Et pourtant, il faut que je continue de courir. Chaque pas est plus difficile. Mon assurance faiblit, l'inconnu m'appelle et m'effraie.
Enfin, je sens que je suis proche. Enfin, je vais savoir. Je devrais m'arrêter, être prudente. Mais je ne peux plus stopper ma course. L'effluve est trop forte, plus que ma raison. Alors je continue, et soudain, je sais. Que l'origine est là. Devant moi. Encore un pas. Et je saurais. Alors, je m'avance. Je sors de l'ombre. Et ce que je vois me fige.
Je suis invisible. A peine une ombre grise parmis les arbres. Et je guette, je cherche à comprendre. J'observe depuis longtemps déjà cette humaine aux cheveux bleus. Elle est comme moi. Elle est... Magique. Je ne peux pas l'approcher. Mon instinct de loup m'indique que c'est une proie. Mais la part humaine de moi est encore trop forte, et celle-ci dit que c'est une amie. Alors, je reste là, à regarder, de mes yeux trop sombres. Je la regarde contrôler l'eau. Je la regarde s'amuser avec, je la regarde lui parler. Ebahie, je ne peux qu'assister à ces prouesses. Je sens la magie couler dans ses veines, je suis assez près pour sentir son odeur, mais pas assez pour la considérer comme une réelle proie que mon instinct m'ordonnerait de tuer sur le champ. Et je sais qu'elle est dangereuse. Plus qu'elle n'y paraît. Je vais la voir assez régulièrement. Mais un jour, je ne suis pas assez prudente. Elle m'a eue. Elle se trouve maintenant devant moi, à quelques mètres. N'a t-elle donc pas peur ? Elle devrait. Vais-je réussir à me contrôler ? Mais je n'ai pas le temps de le savoir. Ses yeux bleus, étrangement changeants, plongent dans les miens, glacés. Nous nous fixons ainsi pendant un long moment. Ou peut-être était-il court, je n'en sais rien. Toujours est-il que, toutes les deux, au fond de nous, nous savons. Que nous avons un point commun. La magie.
Oui. C'est bien elle. Fuir. C'est <:la seule pensée qui me vient à l'esprit. Mon instinct ne me commande plus que ça. Des présences remontent en moi, des pensées, des sentiments, des choses que je ne veux pas affronter. Je me sens mal. Je coure, mais je ne sais même pas où je vais. C'est trop. Je souffre. Je ne sais pas quoi faire. Et elle est là. Plus présente que jamais. Elle veut reprendre le contrôle. Mais elle me l'a laissé. Je ne peux plus repartir comme ça. C'est au-dessus de mes forces. Pourtant, elle va y parvenir. Déjà, tous ses souvenirs, toutes ses pensées m'envahissent. Je ne peux pas lutter.

Fûka devait y aller. C'était un sentiment étrange, un mélange d'angoisse et d'attente.
Lorsque ce sentiment l'avait étreint, elle se trouvait dans son appartement. Karot était parti quelque part, causer quelques ennuis au Gouvernement, en bon chef des Figthers.
Il l'avait embrassé tendrement, comme à son habitude, et Fûka l'avait regardé partir avec une pointe de tristesse, regrettant de ne pas pouvoir passer plus de temps avec lui, comme dans l'ancien Shiinu.
Elle avait alors pris une feuille de papier et s'était mis à esquisser un dessin. Elle jouait avec les ombres, au fusain. Elle n'avait aucune idée de ce que ses doigts créaient sur la feuille blanche. Quand elle contempla son oeuvre, une sombre clairière y était apparue. Une silhouette, fragile, comme iréelle, aux contours abstraits se lançait à la poursuite de quelque chose parmi les arbres.
C'est alors que alors que le sentiment l'avait étreint.
Le médaillon de verre, celui par lequelle Kami et elle communiquait, avait luit d'un profond éclat émeraude. Son ancêtre lui transmettait une émotion. Une émotion lancinante, liée à deux grands yeux noirs et profonds.
Ami.
Où était-elle depuis tout ce temps ?

La Sorcière d'Eau s'était levée. Vêtue seulement d'un débardeur noir et d'une fine et courte jupe blanche, elle avait filé, tel une course dans un rêve, vers l'orée de la forêt. Elle avait ignoré les signaux de Kami.
Elle ne voulait pas parler à son ancêtre.
Ami.
L'ancienne Mage Bleue ne pouvait pas comprendre les sentiments qui les liaient.
Dans cette forêt, alors que Fûka s'enfonçait de plus en plus profondément parmi les hauts arbres majestueux, il lui sembla que le relent doux-amère d'un souvenir refoulé lui revenait...

Un prince charmant... Un cheval... Un chat... Théo... Sara...
L'eau, son élèment.
Loin des vignes de son père, à la rivière qui traversait la propriété, Fûka jouait avec l'Eau, s'amusait seule, créait un univers tout autre que le sien, s'échappait...
Un pelage gris, des pupilles noirs. Un hurlement.
Une poursuite.
Une rencontre.
Enfin, Fûka pouvait le voir. La voir. La Louve. Elles s'étaient guettés, s'étaient enfuies, s'étaient rejoints.
Liées par un courant que nul autre pouvait comprendre.
La magie.
Tellement de chose passent en une seconde. Regard bleu. Regard noir.
Vide de l'absence soudaine.

Fûka courait toujours. Les larmes montaient à ses yeux désormais verts. Rien n'avait changé.
Ami et elle se séparait toujours pour se retrouver.
Soudain, les rayons du soleil se firent plus forts. Transpercèrent. Arc-en-ciel dans les pupilles de Fûka, les larmes refflètant en mille reflets les rayons de l'astre rougeoyant. La clairière. La Louve. Toujours la même scène, des années plus tard. Elles avaient peut-être grandis. Peut-être mûris. Peut-être changées.
Mais alors pourquoi Fûka courait-ellle toujours après le loup ?

Ami. C'était bien elle. Elle perçevait de nouveau, peu à peu, son corps. Elle était à genoux, dans l'herbe, au milieu de la clairière. Au milieu des arbres. Là où elle avait toujours été. Ses cheveux violets tombaient autour de son visage, longs, lui arrivant jusqu'au bas du dos. Elle regarda ses mains, qui tremblaient légérement. Elle était bien là. C'était tellement impossible à croire. Mais tous les sentiments qui défilaient en elle lui prouvaient que c'était la réalité. Elle resta sans rien faire, sans rien dire, sans bouger. Elle écoutait le rythme de sa respiration, elle sentait son coeur battre, et sa peau vibrer. Un grondement sourd résonna en elle. Le loup. Elle avait réussi a reprendre le contrôle. Après autant de temps. Elle ne savait pas combien exactement... Et soudain, le loup lui transmis ses dernières pensées. Ses dernières images. Ami baissa la tête, sous le poids des souvenirs. Elle ressentait la souffrance du loup. Et elle la voyait. Elle. Fûka. Elle était là. Bien présente dans son esprit. Après tant de temps. Tout ce qu'elle avait éprouvé avec et pour la sorcière d'eau lui revenait en mémoire. Frappait son coeur avec force, presque avec violence. Tout ce qu'elles avaient enduré ensemble. Et les bons souvenirs. L'image de deux jeunes filles à l'allure normale qui riaient ensemble. Tout cela était fini, elle le sentait. Quelque chose qui était irréalisable, et donc, un souvenir qu'il fallait garder. Chérir. Et c'est ce qu'elle allait faire. Fûka Hirakawa était la première personne qui avait compté pour elle, après sa permière transformation. Avant même qu'elles se parlent, Ami savait que c'était quelqu'un d'important. Qu'il faudrait aider, à tout prix, n'importe quand. Et que cette personne l'aiderait en retour. Elles s'étaient toujours comprises. Elles n'avaient pas besoin de parler. Et quand Ami releva la tête, brusquement, elle les croisa. Ces yeux. Ils avaient changés. Il étaient verts, émeraudes. Il ne reflétaient plus les même pensées, les mêmes sentiments. Mais encore une fois, elles n'eurent pas besoin de parler. Leurs yeux parlèrent à leur place. Elles pourraient devenir l'inverse de ce qu'elles étaient auparavant, peut importe. A deux, elles se comprendraient toujours. Elles vaincraient. Quoi qu'il advienne. Et tout ça, elles se le disent à présent. Le message passent dans leurs yeux changeants. Elles se sont retrouvées.

Ami.
Fûka avait couru. Toujours. Encore. Elle approchait. Elles s'approchaient.
Elles s'arrêtèrent.
Un regard.
Un battement de coeur.
Des souvenirs.
Deux jeunes filles qui avaient vécues. Qui avaient subis. Qui avaient ris.
Qui avaient été heureuses.
L'une petite, gracieuse et fine, aux longs cheveux bleus. L'autre grande, majestueuse et féline, aux cheveux d'un violet profond.
Elles s'étaient transformés en femmes ensemble. Avaient partagés pleurs, joies, peines. S'étaient conseillées, s'étaient réconfortées. Habitées l'une et l'autre par ce sentiment de reconnaissance absolue. Cette sensation d'échange, de partage.
Deux jeunes femmes se contemplant maintenant l'une et l'autre dans une clairière baigné de soleil, parsemé de fleurs blanches.
Trois années.
Qui sont trois mois pour l'une.
Qui sont une infinité de secondes animales pour l'autre.
Deux existences parallèles qui se rejoignent sans cesse. Qui se cherchent pour se compléter, pour s'aider. Car ces existences sont amies. Sont émotions. Sont pleurs, sont joies, sont peines, sont amours, sont désespoirs, sont réconforts. Sont forces.
C'est comme si le monde s'était arrêté de tourner pendant une éternité, pour reprendre son cours. Différemment. Car tout avait changé.
Un son surgit soudain, cristallin, doux, caressant.
Une affirmation accompagnée d'un sourire rassurant.

- Tu es revenue...

Deux regards. Bleu. Noir.
Une force.

Le temps était comme ralenti. Chaque seconde voyait leurs deux regards se croiser, se fondre en une force, se plonger dans l'autre. Et puis, finalement, Fûka parla. Ami croyait redécouvrir sa voix. Ce son, encore, éveillait d'autres souvenirs, encore plus puissants. Ce son affirmait que malgré tout, malgré les changements, et quoi qu'il arrive, elles étaient liées. Ce son qui était comme de l'eau transparente.

Tu es revenue...

Un sentiment indescriptible. Le monde pouvait s'arrêter de tourner, rien ne changerait. Elles se sont retrouvées. Ami ne savait pas quoi faire. Pouvait-elle parler ? En était-elle capable ? Elle en doutait. Elle tenta quand même. Ses lèvres abimées s'entrouvrirent, et elle redécouvrait également le son de sa voix. Rauque, car inutilisée depuis trop longtemps. Sombre, à l'image de la forêt.

Oui.

Et encore une fois, c'était grâce à elle. Fûka. Elle le lui dit. Mais par le regard. Elle la remercia. Elle lui avait fait découvrir Shiinu. Et maintenant, la sorcière d'eau allait lui montrer ce que c'était devenu. Il lui semblait que tout était prévu. Elles ne s'étaient pas rencontrées par hasard. C'était bien plus que ça, bien qu'Ami ne sut pas le nommer. Elle posa ses mains sur le sol. Exerça une pression. Et, étonnamment, ses jambes la soulevèrent. Elle se tenait debout, frémissante, comme une feuille qui se raccrochait à une branche. Elle n'entendait plus que leurs deux respirations, leurs battements de coeur, et les bruits de la forêt. Le vent qui soufflait entre elles. Qui les avaient séparées, puis réunies. Une nouvelle force coula dans les veines d'Ami. La force que Fûka venait de lui donner. Elle avait tellement de questions, tellement de choses à dire... Mais elle en était incapable. Elle n'avait pas besoin de faire quoi que ce soit, il lui suffisait de se tenir là, et de la regarder.

Ami parla.
D'une voix rocailleuse et sauvage. D'une voix chargée de liberté, dont on est trop longtemps prisonnier.

- Oui.

Et quand Ami se releva, gracieusement, comme si le geste était facile et pénible à la fois, l'équilibre sembla se renouveler. Entre deux homonymes.
Liberté. Prison infinie qui fait tomber trop de gens dans ses filets.
Liberté, délicat équilibre entre les chaînes et la vie, la tête levée ver le ciel, les jambes prudentes au sol.

Fûka sourit. Fière.
Son amie n'était pas tombée.
Ou plutôt, s'était relevée. La situation s'était inversée. Fûka pouvait donner, pouvait aider. Et Ami recevait. Parce que c'était ainsi qu'il semblait devoir en être. Parce que le loup, carnivore, n'était rien sans l'eau. Parce que l'eau était enclavée dans son ruisseau si elle ne se déversait pas dans le loup.

Et même si tout avait changé, si Shiinu n'était plus, certains liens demeuraient immuables. Fûka sentait son coeur gonfler. Ce sentiment la rendait invincible, la rendait heureuse, lui redonnait espoir.

Espoir...

Voilà bien longtemps qu'elle n'avait même plus pensé à ce mot.

Espoir. Espoir. Espoir. Espoir.

Et maintenant, elle allait se repaître de ce mot.
Deux simples syllabes. Trois consonnes et trois voyelles. Un Equilibre.
Comme celui qui liait Ami et Fûka.
Parce que Force.

Fûka tendit doucement son bras d'une blancheur d'albâtre. Paume vers le ciel. Ses fins doigts tendus. Doucement, ses yeux émeraudes brillaient d'une confiance retrouvée.

- Tu viens ?

Tant d'attente dans seulement deux petits mots.